ALERTE SPOILERS: Mieux vaut avoir terminé au minimum les routes principales de NieR Automata, jusqu’à la fin E, pour pouvoir lire cet article. Ça va divulgâcher sévère. Toi qui entre ici en n’ayant jamais joué au jeu, abandonne tout espoir et dirige toi vers l’issue de secours la plus proche. Si vous êtes toujours là malgré cet avertissement, déjà merci, ça fait plaisir. Et bonne lecture.
Qu’est-ce que tu m’as fait, Yoko Taro ?
Alors qu’il vient juste de fêter son premier anniversaire, j’avais envie de vous parler de NieR Automata. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce jeu m’a profondément marqué. Devenant facilement mon jeu préféré de 2017 et se hissant dans le top 5 de mes jeux favoris de tous les temps. Rien que ça. Après avoir posé la manette pour la dernière fois, j’ai passé des heures à ressasser mon expérience. Passé des heures à me demander pourquoi il m’avait autant touché. Je n’avais pas ressenti ça depuis longtemps et depuis, tout me parait fade.
Je me suis donc posé beaucoup de questions. Pourquoi m’a-t-il autant plu alors que j’arrive à lui trouver plein de défauts ? Pourquoi son histoire m’a tant bouleversé ? Pourquoi je me sens si triste d’un coup ?
Il existe tellement d’angles pour approcher l’œuvre que je me perds toujours au moment d’en parler et d’essayer d’expliquer à quelqu’un pourquoi c’est si bien. D’autant plus que je ne pense pas avoir bien saisi tous les tenants et les aboutissants du jeu. Je ne savais pas par où commencer cet article à vrai dire. J’aurais pu parler de cette façon de mettre en scène la tragique histoire d’amour entre 9S et 2B ? Ou bien écrire sur le vide existentiel que j’ai ressenti après la révélation de la route B ? Parler du jeu comme une œuvre qui pousse à la réflexion philosophique et à l’introspection ? Divaguer sur ce qu’il questionne : Notre humanité, notre rapport à l’autre, le désir, le devoir, le besoin d’un but pour exister ? Être l’énième personne à parler de sa musique, de son évolution et de son rôle narratif au sein du jeu ?
Pour tenter de trouver un angle pertinent, j’ai d’abord étudié un peu la démarche de Yoko Taro. Je me suis penché sur ses intentions, en partant du principes que les intentions de l’auteur priment sur ce que le récepteur comprend de l’œuvre. Sauf que l’auteur en question met un point d’orgue, au fil des interviews, à appuyer l’idée que le sens du jeu ne lui appartient pas. Il ne contient pas de message, juste des pistes, et c’est au joueur d’y trouver un sens. D’y comprendre ce qu’il veut. On retrouve un peu ici l’ambition des œuvres de Fumito Ueda (Ico est d’ailleurs le premier jeu cité par Yoko Taro au moment de nommer ses influences), où tout se trouve dans la suggestion. Dans l’interaction entre le jeu et l’imaginaire du joueur. De ce fait, l’univers baigne dans un grand bassin de mystères que le joueur s’efforce de rendre plus clair à coups de théories et d’interprétations. Dans une conférence GDC, Yoko Taro explique d’ailleurs que, penser que le scénario et le gameplay sont les points les plus importants d’un jeu est une erreur. Qu’il faut d’abord établir une vision, un but pour l’œuvre avant d’en définir la forme. Et comme pour Ueda, le but de Yoko Taro est de toucher aux sentiments primaires. La peur, la frustration, la tristesse, l’attachement.
« Je design des jeux et j’écris des histoire. Mais mon but est de remuer les sentiments dans le cerveau du joueur. Donc le but fondamental ne se trouve pas dans ce qu’il se passe à l’écran mais dans ce qu’il se passe dans l’esprit du joueur » Yoko Taro, GDC 2014
Donc évacuons tout de suite ce point: Il m’est impossible de parler de l’impact émotionnel de l’histoire de NieR Automata. Parce qu’il a été construit de façon à ce que chacun en ait sa propre expérience. Il n’existe pas d’expérience universelle du jeu. La mienne ne vaut pas plus que la vôtre. Les moments qui m’ont bouleversé ne seront pas forcement les mêmes pour vous, et nous avons chacun une interprétation différente de l’œuvre. En ce sens, il serait stérile et très peu pertinent de vous dire pourquoi, à tel moment, j’ai ressenti telle chose. Gardez votre expérience pour vous, elle vous appartient, et venons en à un quelque chose que nous avons tous en commun : L’expérience de NieR Automata en tant qu’objet ludique.
Parce que, oui, finalement, j’ai trouvé comment vous parler de l’histoire de 2B et 9S. Sinon je ne serais pas en train d’écrire tout ça. Hé oui.
Démolition contrôlée
J’ai compris pourquoi ce jeu nous a tous chamboulé d’une façon différente : Parce que NieR Automata est un jeu qui se dévoue corps et âme à détruire ce qu’il est. J’ai réalisé qu’il n’était composé que de moments ou de mécaniques qui ont pour seul but de démolir nos habitudes de joueurs. De fait, NieR Automata n’aurait pas pu exister en dehors de ce medium. C’est ce qui le rend unique et ce qui fait sa force. Yoko Taro explique d’ailleurs :
« Le jeu vidéo est un art flexible. […] Vous pouvez vous exprimer à travers les codes du cinéma ou ceux de la poésie. Pour ces raisons, pour cette raison j’ai décidé de raconter mes histoires à travers le jeu vidéo. », Waypoint
Il y a des exemples de destructions de conventions assez évidents. Comme cette tendance à changer le genre du jeu au fil de l’aventure. Tour à tour action-RPG classique, shoot’em up, hack ‘n’ slash, dungeon crawler, beat’em all en side scroller… Il est difficile de ranger Automata dans une case. C’était déjà le cas dans le premier Nier où chaque « donjon » se jouait différemment.
L’exemple qui m’a fait réaliser à quel point le jeu se jouait des conventions est son approche du Game Over : Le personnage joué, de par sa nature, ne meurt pas. A chaque fois que les points de vie atteignent zéro, son système et sa mémoire sont juste déplacés vers un nouveau corps. Il s’agit ensuite de récupérer les améliorations acquises auparavant sur son cadavre.
Cette absence de Game Over trouve néanmoins tout son sens dès lors que vous tentez de contourner les règles établies. Essayez de vous enfuir d’un combat de boss : Le jeu vous dira que vous avez causé la fin du monde et fera défiler les crédits, fin. Essayez de désinstaller la puce « Système » : Votre personnage ne pourra pas être transféré vers un nouveau corps, crédits, fin. Essayez de vous autodétruire dans la base des YorHa : Plus de base, plus de commandement, crédits, fin. Le jeu fixe des limites logiques qu’il vous est impossible de briser. Sur les 25 fins possibles, cinq d’entre elles sont purement liées au scénario. Les autres, pour la plupart, sont là pour vous empêcher de contourner les limites du jeu. Il n’existe donc pas de game over. Seulement des « don’t really die and retry » et des fins définitives. La mort n’a donc aucun sens. Elle n’est qu’un concept « humain ».
En parlant de fins, les différences de ton entre la première et les deuxième et troisième routes sont un autre exemple de destruction des conventions. Des dires mêmes de Yoko Taro, la première route (celle de 2B donc) est calquée sur la structure d’un JRPG classique et cliché. Avec ses héros vaillants, ses antagonistes bien définis, son but simple : On tue tous les méchants, on bat le boss, tout le monde gagne. Les éléments perturbateurs qui peuvent bousculer le setting simpliste de la première route, comme la prise de conscience des machines, sont rejetées par les personnages. Même la fin qui paraît amère est relevée par une touche de douceur dans ce que l’on peut considérer globalement comme une happy end.
Puis vient la route B. Qui remet tout à plat. Les objectifs et surtout les enjeux moraux. La nature des antagonistes n’est plus claire, le manichéisme cliché se dissout dans des considérations philosophiques. Les règles basiques de l’univers sont remises en cause lorsque que l’on apprend, avec 9S, que la vérité établie en début de partie est fausse. Pas d’humains pas de but, juste un éternel recommencement. Ce qui se trouvait être la seule motivation du joueur et des androïdes est effacée en une ligne de dialogue. En détruisant ce qui sert de raison d’exister et d’agir à l’avatar, le jeu bouscule aussi les motivations du joueur. Est-ce que depuis le début du jeu, je fais le bien ou le mal et qu’est-ce qui me pousse à faire tout ça ? Il s’agit donc surtout de s’adresser aux joueurs :
« Je ne crée pas mes jeux pour qu’ils abordent les grands thèmes de la vie […], mais je veux créer des jeux qui pousseront à réfléchir sur des choses plus profondes: « Pourquoi je joue aux jeux vidéo ? » ou « Quelle est ma relation avec les jeux » », Yoko Taro, Game Informer
Et le tout se termine sur une note beaucoup moins positive. Et ça ne va qu’en s’empirant. Le rythme erratique et bâtard du jeu, qui passe de moments d’exploration à la mort de personnage sans aucune douceur, ne fait qu’ajouter du chaos au chaos. Après avoir passé la première et longue partie du jeu dans un monde simple, à apprendre à connaître ses personnages dans une ambiance légère, le jeu met à terre ce que l’on s’était confortablement construit. Sa structure s’écroule en même temps que l’histoire qu’il raconte. Et nous déstabilise au passage.
C’est une fable sur la mort et ce qu’elle signifie pour le joueur. La dernière route oppose d’ailleurs deux visions, deux approches de l’existence. Deux façons de réagir à ce vide existentiel laissé par la remise en cause des motivations du héros et du joueur. 9S représente le nihilisme là où A2 incarne le fatalisme. Il est d’ailleurs très révélateur de discuter avec quelqu’un ayant atteint ce duel final, et de voir quel chemin il a finit par prendre.
Un boulet dans le quatrième mur
Le quatrième mur dans les jeux de Yoko Taro se trouve souvent être une frontière perméable. Les exemples les plus évidents se trouvent dans l’utilisation de l’UI. Par exemple, au moment où 2B perd petit à petit le contrôle de son corps l’écran se brouille, devient illisible et le HUD n’a plus aucun sens. L’interface avec le joueur devient un moyen de figurer ce que 2B endure. Le jeu est parsemé de ce genre de petits événements. Et c’est diablement efficace.
Et puis arrive la fin E. Celle que Yoko Taro avait en tête avant d’écrire le reste du scénario. Fidèle à cette démarche qu’il appelle le « backward scriptwriting« , ou « narration inversée ». Qui consiste à écrire un élément clé du jeu, un concept ou un retournement de situation avant même d’établir le postulat de départ. Puis de construire le reste autour de cette idée.
Cette fin, qui était donc au cœur du processus d’écriture, est un concept incroyable dont je vais essayer de vous décrypter le sens et l’ampleur.
Pour rappel (ou pour les deux personnes n’ayant pas terminé le jeu et qui ont fait le courageux choix d’être spoilé), la « vraie fin » se débloque après avoir battu le générique. Littéralement. Un mini-jeu en shoot’em up se met en place et le but est détruire un à un les noms qui défilent. Au fil des crédits, la difficulté augmente et vous finissez par mourir. Le jeu demande (en s’adressant directement au joueur) si vous comptez abandonner. Mais plus vous retentez votre chance, plus la difficulté vous dépasse. C’est alors que le jeu vous demande si vous voulez de l’aide. Vous comprenez vite que vous devez accepter cette offre pour pouvoir continuer.
Alors, au lieu de votre seul et unique vaisseau, une flotte de plusieurs tireurs vous entoure. Vous permettant ainsi de venir à bout des crédits. Une fois cette épreuve terminée, le jeu vous explique que si vous avez pu traverser le générique, c’est grâce à d’autres joueurs qui ont fait le choix de vous aider. Mais que ces joueurs ont du sacrifier leur sauvegarde pour pouvoir venir à votre secours afin que vous pussiez terminer le jeu. Enfin, le jeu vous demande si vous êtes, vous aussi, prêt à faire cet ultime sacrifice : Effacer votre sauvegarde pour permettre à un autre joueur de voir la vraie fin.
Wow.
Yoko Taro s’est exprimé plusieurs fois sur le sujet pour expliquer la démarche. Mais son commentaire le plus complet se trouve dans cette interview à Siliconera. Il y explique notamment que l’idée lui est venu en observant que de plus en plus de gens vivent les jeux à travers l’expérience de quelqu’un d’autre, en regardant un playthrough sur Youtube par exemple. L’idée centrale de cette fin était d’en faire quelque chose qui ait du sens uniquement pour quelqu’un ayant investi des heures dans le jeu. Quelque chose qui soit impossible de retranscrire à travers une vidéo. Impossible à ressentir si l’on ne fait qu’être spectateur. Pour comprendre la violence du sacrifice demandé, il faut avoir vécu l’expérience du jeu.
Là où ce choix est important, c’est qu’il reflète au final tout le propos du jeu. Effacer cette sauvegarde, c’est effacer ce qui a existé de votre expérience de joueur. Tous ces personnages et toute cette histoire n’existeraient donc que dans les bits de données de ce précieux fichier ? Est-ce que vos souvenirs du jeu suffisent à lui donner une existence ?
C’est là tout le point de NieR au final. Ces questions sont le fil conducteur du jeu. Ces interrogations ne cessent de revenir au visage des protagonistes. Cette condition de machine « immortelles » qui pousse 9S à se questionner sur le sens de l’existence, sur l’importance des souvenirs et du vécu, de ce qu’il adviendra d’eux si la mémoire est effacée. Et c’est maintenant au joueur de faire face à ce choix existentiel. Sacrifier sa sauvegarde pour aider son prochain, en considérant que l’expérience réside surtout dans les souvenirs et le vécu. Où décider de garder sa sauvegarde comme preuve de l’existence de cette histoire. C’est très intelligent, et si fort.
Et je crois que c’est pour toute ces raisons que NieR Automata m’a marqué. Il continuera d’habiter et d’inspirer pendant un long moment. Il m’a remué parce qu’il était pensé pour ça. Il était fait pour déconstruire mes habitudes de joueur. Il était fait pour me pousser à l’introspection. Et cette fin laisse un souvenir impérissable tant son dilemme final laisse bouche bée. C’était une grande expérience, qui m’a détruit. Et je comprend maintenant pourquoi je l’aime, ce jeu : Justement, parce qu’il voulait me détruire.
Très cool cet article 🙂 J’ai eu un peu le même ressenti que toi, si ce n’est que j’ai très vite réalisé que je n’allais pas ressortir indemne de cette expérience et j’étais cependant très heureuse d’avancer petit à petit et perdre peu à peu des bouts d’âmes :’D
Et très honnêtement après le passage Pascal j’avais déjà plus grand chose en moi haha