Retour en arrière. Nous sommes en 2005. J’ai 13 ans à l’époque et j’en suis à ma deuxième PS2. La première ayant rendue l’âme après épuisement. Tous les mois, j’achète PS2 Magazine pour m’émerveiller sur les prochaines sorties. Qui seront bien trop chères pour que ma mère accepte de les acheter day one. Dans une petite colonne, cachée entre un contenu publi-redac et une page avec des codes pour télécharger des sonneries pour ton Nokia, je vois une image qui m’intrigue beaucoup. Celle d’un garçon et de son épée à la main, face à un sombre géant aux yeux illuminés. Shadow of The Colossus. A ce moment, en une seule image, je me dis qu’il me faut ce jeu. Et 2006 arriva, Shadow of the Colossus avec, pas l’argent pour l’acheter. Et puis il y eut la Wii, et Twilight Princess. Mais j’ai toujours gardé cette image en tête. Celle de Wanda et du Colosse. J’ai vécu ensuite une relation étrange avec ce jeu pendant des années. J’imaginais ce qu’il pouvait être sans jamais rien en savoir. Et s’il m’a autant intrigué, c’est sûrement à cause de cette fascination depuis l’enfance pour ce qui est plus grand que nous. Je reste à jamais marqué par le géant des Ewoks 2. Encore plus par Talos, le colosse de bronze réveillé par Ulysse et Hercules, animé par Harryhausen pour Jason et les Argonautes, ce péplum que mon père regardait sur notre vielle télé cathodique.

Il y a quelque chose d’aussi effrayant que fascinant dans cette position de petit humain dominé, en position de proie. Quelque chose qui m’a donc, depuis toujours, intimidé. Et c’est pour ça que, malgré le fait que tout ce que j’avais vu de Shadow of The Colossus était un screenshot imprimé en tout petit au milieu d’un magazine, je voulais y jouer. Et puis le temps passa. J’ai eu une PS3. Je me suis acheté le remaster de Bluepoint et, comme prévu, le coup de foudre. Dès que le premier regard d’un colosse se posa sur Wanda, j’ai su que j’étais parti pour l’aventure que j’attendais et que je m’étais imaginée. Pleine de peurs, de gigantisme, et de défis. Shadow of The Colossus est aussi arrivé dans une période où je commençais à réaliser qu’il était possible de raconter des choses à travers le jeu vidéo. De toucher aux sentiments profonds et d’être autre chose qu’un simple divertissement. Est-ce qu’il s’agit là de « mon jeu de la maturité » ? Peut-être bien. J’ai compris à travers lui qu’il était possible de transmettre des émotions et des messages sans avoir à tout expliciter. Qu’il était possible de faire ressentir à travers la manette, de raconter par l’interaction. Et qu’il était possible de faire des choses avec le jeu vidéo qu’aucun autre medium ne permet.

Alors avec tout ce passif et tout ce que le jeu représente pour moi, est-ce que Bluepoint a fait de nouveau des miracles avec ce remake ? Spoiler alert: Oui. Mais a-t-il un intérêt ? Je vais essayer de vous expliquer pourquoi faire un remake de ce jeu PS2 en particulier était sacrément périlleux. L’occasion aussi de donner quelques clés de compréhensions aux nouveaux venus.

La belle et les bêtes

Si vous n’avez pas encore pu poser les mains sur le jeu et que vous voulez y entrer vierge de toute information, sachez que je dévoile quelques légers points d’intrigue dans cette partie.

Résumer Shadow of the Colossus, c’est simple. L’expliquer, c’est plus compliqué. Rien n’est dit, tout est suggéré et donné en pâture à notre imaginaire. « Débrouillez vous avez ça et comprenez ce que vous voulez », c’est le mot d’ordre de Fumito Ueda en général. Notre avatar s’appelle Wander (Wanda avec la prononciation Nippone de rigueur). Il arrive sur le dos de sa jument Agro dans les Terres Interdites et amène avec lui le corps sans vie de Mono. Sacrifiée pour une raison inconnue par sa tribu. Une fille dont on ne connaît d’ailleurs pas la nature des relations avec le protagoniste. Dans le château, au cœur du monde ouvert, Dormin, un démon, vous explique qu’il est possible de faire revivre la jeune damoiselle. Mais qu’en échange, il faudra aller terrasser les titans qui peuplent les plaines. « Qu’à cela ne tienne » dit Wander, « j’avais rien à faire de mon dimanche ».

Et vous partez donc explorer ces grandes et majestueuses plaines, guidé par votre épée, allant de colosse en colosse, essayant de vous figurer où se trouve son point faible et comment l’atteindre. Voilà pour le pitch. Mais c’est évidemment beaucoup plus compliqué. Chaque colosse enferme une partie de l’âme de Dormin. Ainsi, à chaque fois que vous sortez victorieux d’un combat, vous participez au retour du démon. Et tout le jeu tourne autour de l’idée qu’au delà des combats épiques et du gigantisme des proportions propice à l’émerveillement, se trouve une forme de cruauté. C’est l’égoïsme qui motive les actes de Wander. Il n’y a rien de glorieux dans ces scènes de mise à mort. La musique qui habille la chute du colosse est à la fois triste et mélancolique au lieu de mettre en avant votre accomplissement. Vous avez tué une chose majestueuse, mi-bête mi-monument, qui ne faisait que tenir au loin un sombre mal. Certains d’entre eux sont d’ailleurs inoffensifs et pourtant…

Voyager dans ce monde stérile, seul et sans musique, n’a rien d’héroïque.

Tout ce qui se trouve dans ces terres désolées tombe sous vos coups. Pas seulement les colosses. Tout ce qui est beau et qui brille, Wander l’arrache. Les derniers fruits accrochés aux arbres servent à augmenter la barre de vie une fois récoltés. Alors qu’arracher la queue des lézards augmente votre endurance. Tout ce que vous faite dans votre intérêt tue ce qui se trouve autour de vous. Ainsi, c’est plutôt l’histoire d’un garçon prêt à tout pour faire revivre un être cher. Prêt à donner son âme au diable. Littéralement. A détruire ce qu’il y a de plus beau et à briser les interdits. Et le joueur est amené à réfléchir sur ses actes. Pourquoi dois-je tuer ces colosses ? Qu’est-ce qui m’y oblige ? Et au final, c’est surtout le sentiment amer de la culpabilité qui prime sur la satisfaction d’être venu à bout de ces montagnes vivantes.

PS2: I Love you

Maintenant venons-en au sujet du jour: Pourquoi un remake ? Question d’autant plus compliquée qu’il s’agit de Shadow of the Colossus, et que je ne connais aucun autre jeu dont les conditions de création ont été dictées par la machine pour laquelle il était prévu. La PS2 et ses capacités en a défini les possibilités mais surtout les limites. Tout a été pensé pour utiliser sa mémoire au maximum. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec la philosophie d’Ueda, c’est le moment de parler du « design par soustraction »: Tout ce qui compose le jeu doit être réduit à sa forme la plus simple. Cela s’applique à la narration. L’histoire est simple, il y a peu de personnages, le jeu consiste à aller de boss en boss, et il est très simple de résumer l’ensemble en quelques lignes. Mais cette règle s’applique aussi et surtout à l’aspect technique du jeu. Si l’open world est si vide, c’est d’abord parce qu’Ueda le voulait immense. Le reste n’est que du détail qu’il faut raboter. La musique est réduite au minimum, le HUD est quasi inexistant. L’idée est de voir grand, très grand, puis de découper dans le superflu pour faire tourner ça dans une PS2 en toute fin de vie. Tout en gardant l’essence du propos. La PS2 fût donc poussée à son maximum pour un jeu qui sortit alors que la PS3 était déjà sur le marché.

Les concessions faites par les créateurs d’origine définissent le jeu. Son aspect particulier, vide et avare en détail, était imposé en grande partie par le support. Mais alors, dans ce cas, était-il pertinent d’en faire un remake ? J’ai eu très peur en voyant les premières images, qu’il y ait une grande dissonance entre ce que le jeu voulait raconter et être au moment de sa création, et sa nouvelle version. Son design étant intrinsèquement lié à la PS2, est-il possible de retranscrire cette vision sans la dénaturer ? Est-ce que ce jeu ne devrait pas être lié à sa console d’origine pour toujours ? Quelqu’un découvrant le jeu sur PS4 pourrait être déconcerté par ce minimalisme, à raison. En le prenant dans son contexte et en connaissant l’histoire de son développement, j’espère que tout est d’ailleurs plus clair pour vous.

Mais quelques minutes dans ce remake m’ont finalement donné tort et rassuré. La performance de Bluepoint, à savoir apporter constamment la juste dose de nouveauté visuelle, sans trop en faire. A ajouter sans rien enlever. Voire même à ajuster des points qui faisaient débats. Faire que le jeu soit impressionnant techniquement, se hissant à la hauteur de n’importe quel triple A actuel, tout en gardant l’âme visuelle du jeu, sans le défigurer, est une performance remarquable.

Libre à chacun par contre de se faire une idée sur les changements par rapport au jeu original. Au niveau des environnements lorsqu’il s’agit des forêts par exemples, méconnaissables. Ou plus gênant, lorsque Bluepoint décide d’écouter les critiques et de réduire au minimum le côté tête de mule d’Agro. En effet, à l’origine Ueda ne voulait pas que le joueur contrôle le cheval. Mais voulait qu’il contrôle un garçon guidant une bête. Bête qui a sa propre volonté. Donc parfois, Agro avait tendance à dire gauche quand on lui disait droite. Alors oui, c’était frustrant et énervant, mais il y a une véritable vision, une volonté de passer un message via l’interactivité. Gommer cette idée est-il faire preuve d’irrespect pour le matériau original ? Encore une fois, chacun se fera son avis.

Il n’empêche que Bluepoint a du relever de nombreux défis pour arriver à danser sur ce fil entre fidélité et modernité. Ce remake est ce que tout remake devrait être: Quelque chose qui respecte les joueurs et leurs souvenirs, mais aussi l’œuvre originale et sa vision, sans dénaturer. Et dieu sait que Fumito Ueda apporte une vision et une identité forte dans ses jeux. Ce chef d’œuvre a influencé tellement de joueurs devenus aujourd’hui créatifs que tout un pan de l’industrie de ces dernières années lui doit beaucoup. The Last Of Us n’aurait pas vu le jour sans Ico. Journey n’aurait pas existé sans Shadow of the Colossus. C’est pourquoi il faut faire Shadow of the Colossus sur PS4. Que vous l’ayez déjà fait, mais encore plus si vous n’y avez jamais joué. Il fait partie de ces jeux incontournables, historiques et importants. Et sa mouture PS4 lui offre le plus beau des visages.

Si vous avez envie d’en savoir plus sur le jeu, son contexte de création et obtenir un décryptage plus complet, je vous invite à lire l’excellent livre de Damien Mecheri « L’oeuvre de Fumito Ueda: Une autre idée du jeu vidéo » chez Third Edition

 

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